Je l’ai empoché en quittant le crématorium. Dans ce bac scintillant au soleil, j’ai cherché la bonne taille, l’ovale qui tiendrait parfaitement dans ma paume. J’en ai essayé plusieurs, vérifié la couleur, un blanc cru sans tâche, qui me rappellerait la pureté de cette journée.
Bien sûr, il y avait eu ces mots inaudibles, « résurrection », « grand départ ». Mais à l’église, le prêtre avait prononcé cette phrase : « être heureux c’est aussi pleurer, c’est se laisser toucher au point de pouvoir pleurer. » Ça m’avait plu. Et puis ça m’arrangeait, moi qui profitais de mon masque pour laisser les larmes couler. Privilège des amis. Moins observés que la famille, moins dans le souci de « tenir le coup », on peut lâcher prise. Laisser un détail nous emporter comme une vague. La photo choisie pour le chevalet. Le scellé de la police. Ce mouvement des épaules, coordonné, pour hisser le cercueil. Quand il a traversé la nef, j’ai attrapé une main devant moi. Je n’ai pas senti tout de suite si c’était celle de mon père ou de ma mère. Arrimés l’un à l’autre, les lourds manteaux de laine noire se confondaient.
Moi, c’est à mon texte que je m’accrochais. La possibilité de pouvoir dire. La part d’enfance qui s’envole. Les bataillons de souvenirs tous ensemble, tous heureux. Avoir été témoin de ce lien pendant quarante ans. Savoir que cette complicité, cette fluidité entre eux avaient forcément irrigué ma vision de l’amitié, mes choix futurs, et que la survivance se logeait là, aussi.
Et parce que j’ai pu voir, pu dire, pu pleurer, j’ai pu aussi sourire, ressentir cette douceur étrange que dégagent certaines obsèques. Ces conversations légères qui se frayent un chemin, malgré tout. Un ciel moins bleu, un soleil moins éclatant auraient-ils rendu sa mort plus réelle ? Plus réelle que ce coup de fil depuis une chambre inaccessible ? On a chacun choisi de croire à ce qu’on voulait. Moi j’ai mis le galet dans mon sac à main. Il y est toujours.
Anne
Oh Charlotte…
Mes pensées pour toi, tes parents.
Ca tient à un fil, à une nuance du ciel, à un mot pendant la cérémonie, à un choix de fleurs dans une composition, l’atmosphère d’obsèques. Je suis toujours reconnaissante au soleil quand il accompagne des adieux, quand il caresse les larmes, permet de recourir aux lunettes noires, fait remonter des souvenirs lumineux. Cela ne change pas grand-chose au chagrin et à l’absence, mais il aide à redresser un peu les épaules le temps d’une cérémonie, à esquisser un sourire pour dire au revoir plutôt que de se noyer dans les larmes.